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Il était une fois…

Il était une fois ! 

Quelle façon peu originale de commencer une histoire. 

Mais comment faire autrement ? Être original pour se démarquer ? Entrer dans le vif du sujet, sans commencer par le commencement ?

Après tout, toutes les histoires commencent de la même façon, non ?! Un homme, une femme, une bonne tape sur les fesses, puis il était une fois...


Pour faire court, le temps et les lieux n'ont pas d’importance. Ce qui compte, c’est que tout a commencé avec une hôtesse de l'air, un taxi, une roue crevée, un avion raté et des vacances forcées. 

Un taximan pas vraiment taximan, attentionné et drôle. 

Puis, un jour, elle a finalement repris son avion, persuadée qu’il en serait de même pour le cours de sa vie.


Oui, je sais. Vous auriez aimé que je vous raconte une histoire d'amour intense et passionnée, ou au moins une explication du pourquoi et du comment. Mais je ne peux vous dire que ce que je sais : ma peau est couleur miel, mes yeux ont la teinte d’un soir de pleine lune, et je m'appelle Ohana. 

Certes, j’ignore tout de mon père et de la nature de leurs sentiments, mais elle… elle m’a aimée pour toute une famille. Je n’ai jamais manqué de rien.

« Avant, il n'y avait que moi et moi, puis un jour, il n'y a eu que toi... »

Enfin bref, ainsi commence mon histoire.


Je m'appelle donc Ohana. 

Mon âge ? Il n’a pas d’importance. Et puis, j’aime penser que je suis encore jeune, même si, soyons honnêtes, je l’ai été bien plus.

J'ai grandi dans un petit « bourg parisien » – c'est ainsi que Maman nommait notre cité. 

Elle aimait notre quartier, et si vous l’aviez entendue en parler, vous n’auriez jamais cru que j’avais grandi en banlieue.

Une enfance plutôt heureuse. Je n'ai pas souffert de l'absence d’un père. Plutôt rêveuse, affamée de vie. Dans l'ensemble, une enfance et une adolescence correctes.

Comme le répétait Madame Shalessy : « S’assoit et s’endort sur ses acquis...»

19 ans, mon premier job.

 Un petit ami, Georges – un peu fleur bleue, selon Maman –, des études de droit en perspective, mais surtout une soif d’autonomie.

Je voulais acheter mon Coca sans entendre ma mère démonter toute la Constitution américaine. Alors, comme tout jeune de banlieue ayant vu débarquer les burgers houses en masse, j'ai troqué ma chevelure au vent contre une toque imbibée d’huile de friture, imprégnée de l’odeur tenace des frites grasses, qui colle bien après le service. Jonglant entre un copain constamment « en manque de tutut » (non, Maman n'aimait vraiment pas Georges), les études, les soirées beuveries… 

La vie rêvée d’une étudiante.


Tout allait pour le mieux, jusqu'à ce que je découvre mon problème avec la hiérarchie.

Bien sûr, j’en avais déjà eu un aperçu au collège et au lycée, mais la société est si bien faite que, lorsque l’on a des notes au-dessus de 14 toute l'année, on est plutôt tranquille avec l’administration scolaire.

Mais dans la vraie vie, il ne suffit pas de bien faire son taf pour être tranquille. 

Alors, je deviens caissière, vendeuse, pongiste, baby-sitter, secrétaire, stagiaire…

Et bye-bye Georges, David, Marco, Didier, Pablo… puis encore Georges… encore Marco (difficile d’oublier Marco)… puis Sergio !


Sergio

Ah, Sergio... 

Hmmm, Sergio... 

Whao, Sergio. 

Sergio tout le temps, Sergio partout. Sergio toujours. La passion, l’amour. La découverte du sexe, le vrai. Celui qui nourrit le corps et l’esprit, qui réveille votre être tout entier.

Du "encore", "pas assez", et "encore..." et surtout "pour toujours".

Sergio, une force tranquille sous ses airs de dandy fragile. Il portait les cheveux relevés en un chignon strict, révélant des côtés rasés, qui se libéraient en mèches savamment calculées pourles affaires…


Avec Sergio, nous sommes passés d'une vie de fous à une vie de rêve. 

Époque startup : on s'investit, reconversion en infographiste, on grandit. Je deviens responsable marketing et communication, une carrière qui semble me plaire. Tout le Coca que je veux, maman que je vois moins. Toujours un coucou le matin, un débriefing en fin de semaine… puis les contacts s'étiolent. Et encore du Coca, du Coca et du sexe, du sexe et de l'argent, des voyages expéditifs, une vie en Polaroids… puis la routine.

Un grand pouvoir implique des responsabilités, avec les responsabilités viennent les obligations, la routine, les priorités qui changent. L’amour devient distant. Doute et incertitude s’installent.

« Est-ce que tu m’aimes ? »

Le Polaroid ne tient pas l’épreuve du temps.

On planifie le prochain tête-à-tête, constamment repoussé. Réunions, distance, séminaires, absences… mais les affaires tournent, et c'est lui qui est au moulin. 

Fini le Coca, maintenant, c'est Margaritas, les vendredi "Wise & Chill" avec les collègues chez Domingo, dit Dodo pour les intimes.

Je repense à Georges et son besoin d'affection et j'oublie un instant Sergio, en déplacement, en réunion, ailleurs, et moi… avec Peter, Stanley, encore Marco...

Sergio ne m’appelle même plus pour savoir où je suis. 

Où ? N'est pas vraiment la question. Il me manque. Et plus il me manque, plus je respire d’autres odeurs que la sienne. Mais je ne le trouve pas… et je me perds. Je le perds.

Ha... ces odeurs. Je lave ses chemises imprégnées du parfum de ma meilleure amie du moment, de la standardiste qui n'est restée qu'un mois, ou de celle qui a postulé le mois d’après. Peu à peu, ces odeurs deviennent les seules preuves de notre vie commune.

J’appelle Maman. 

J’ai besoin de sa voix. 

Besoin de l'entendre me raconter comment le voisin "cuisine sa femme tous les samedis soirs à la cadence d’un troupeau de militaires le 14 juillet"

Mais au fait… c’était quand, la dernière fois que j’ai cuisiné pour mon homme ?

"Je ne rentrerai pas ce soir." C’est le mot que j’ai trouvé sur le frigo. Impossible de savoir depuis quand il était là. Pas plus que depuis quand je ne sens plus l’odeur de son parfum.

Peut-être le croiserais-je en réunion. 

Je lui glisserais à l’oreille : "Je te cuisine ce soir ..." 

Il me ferait son sourire en coin, et je le traînerais à l’abri des regards… comme j’aime ce sourire. Et je lui rappellerais comme on s’aime. Comme je l’aime…


Il n'y avait que toi et moi, puis un jour, il n'y a eu que moi...

J'arrive en avance, il est en réunion, encore... 

Il a vieilli, depuis la dernière fois où je l'ai vu... 

J'ai mal. 

Il me sourit, d'un sourire que je ne lui connaissais pas.


On ouvre une succursale à Oslo ! 

Où ça ? On s'en fout, où ça !

Il part ! Loin d'ici, si loin de chez Domingo, mais surtout loin de moi !

Nous sommes seuls, dans ce bureau qui me semble s'agrandir à chaque respiration, comme si un vide se creusait entre nous. Il est déjà si loin. Il ne me regarde pas. Pourtant c’est la fin du printemps, mais là, il fait si froid...

- Non... Ne pars pas !J'avance, le visage soumis à l'averse de ma vie en décomposition.

- Peux-tu me dire où j'étais ? Me lance-t-il.

La lumière dans son regard s'est éteinte.

- Je ne sais pas. ..Là-bas ?! J'avance, je tremble, j'ai peur, mais peur de quoi ? De ce vide qui nous aspire, de cette indifférence qui a remplacé notre amour.

- Pourquoi je resterais ?

- Parce que je ne veux pas être sans toi ?

- Alors, où es-tu quand je passe la soirée à t'attendre, que tu rentres empestant l'alcool et l'après-rasage ? Quand tu te glisses dans le lit et que tu te colles contre moi avec l'empreinte d'un autre sur ton corps, comme si j'étais le seul homme de ta vie ?

Je reste sans voix. 

Que dire ? Je plaide coupable. 

Je pensais qu'il n'avait plus le temps pour nous, qu’il ne me désirait plus, mais comment me désirer, quand chaque nuit, je l'ai forcé à respirer l'odeur d'un autre ? 

Est-ce moi qui l'ai poussé à m'oublier ? C’est moi qui ai laissé entrer l'hiver...

- Je t'aime, Sergio... Lançais-je comme une ultime supplique

- Je sais... Et après ?!


Aie, en plein cœur. Il sort. Toute forme de vie disparaît, me laissant désolée et seule.


Il a pris l'avion le lendemain. 

Qu'est-ce que j'aurais aimé qu'une roue crevée le retienne un peu plus longtemps auprès de moi...

Fini Dodo, moi et moi s’effondrent.

Je ne suis plus qu'un mauvais souvenir de moi-même. 

Retour du coca en litre par litre, avec pour seules rivales les fontaines qui noient mes joues ? Je ne sors pratiquement plus de notre duplex, qu'il m'offre en guise de cadeau d'adieu.

Je travaille à distance, par télépathie ou projection astrale, balance des "hum-hum", "ok", "Mouais", "Demande à Sergio..."

J'évite les contact, j'envoie des mails, avec le strict nécessaire des mots pour assurer mon travail. 

Le calcul est simple : si je peux vivre sans lui, le monde peut vivre sans moi.

Des fois je vais à la boulangerie, des fois je m’arrête « Aux paradis des amis », un petit bar où je me fais payer des verres par des fûts de bière sur pattes. Parce-que si j’aime me perdre dans l’alcool, je n'aime pas boire seule

Parfois, rarement, mais sûrement, j'en monte un, espérant oublier l'absence de Sergio. 

Certains essaient de me parler, la plupart apprécient que je sois muette, tant qu'ils pensent m'entendre gémir, tant qu'ils ne voient pas mes larmes. 

C'est l'avantage avec les amants de comptoir : ils ne vous regardent jamais dans les yeux. Un coup macabre sur un corps perdu, contre quelques bières.


Des fois, quand on est au fond du trou, on se dit qu'on ne peut pas tomber plus bas alors on se laisse totalement aller. Et on se rend compte qu'au fond, il y a toujours un double fond… 

Pour les plus téméraires comme moi.


Ha, moi et encore moi, tellement préoccupés à vouloir oublier... que je t'ai laissé.


Maman

J’étais avec ce gars. Lui, il me regardait dans les yeux, alors je ne pouvais plus pleurer. 

Juste discuter. 

Après tout, un psy de comptoir gratuit qui vous paie des coups à boire, pourquoi pas ?

Et puis il a débarqué. Sergio !!!

Des cheveux poivre et sel encadraient son visage, il a pris un peu de masse... et ça lui va si bien.

Je délaisse mon psy de comptoir. 

Retour à notre duplex.

Il fronce les sourcils.

— Ça sent la mort, lâche-t-il.

Mais avec un corps abandonné dans les lieux, quoi de plus normal ?!

Aurait-il oublié qu’il y a trois ans, sept mois et deux jours, il m’a laissée pour morte ici, dans notre duplex ?

Bientôt deux ans qu’il est marié. Un enfant. Une gentille fille rencontrée là-bas.

Il me sourit. J’oublie tout. Qu’est-ce que je l’aime…

Au matin, il était encore là.

Le lendemain aussi.

On ne parle pas beaucoup. Il téléphone.

Je l’entends décommander, reporter. Il n’avait pas prévu de rester, me semble-t-il. Je suis un imprévu familial.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? ai-je fini par demander.

— Veux-tu que je m’en aille ?

J’avais tellement peur qu’il s’évapore que je ne dis plus rien.

Mon duplex a retrouvé un peu de "cute". 

J’ai même retrouvé mon téléphone et son répondeur, et j’ai compris pourquoi il était là.

Les jours passent et deviennent des semaines. Un jour, votre mère n’est plus.

Il se tient là, silencieux face à moi. 

Je ne bouge plus.

Il s’approche.

Je m’effondre dans ses bras.

Il me tend une lettre. 

Je ne peux pas la lire, les larmes brouillent ma vision.

Il me serre plus fort et commence à lire.

« Ma belle et tendre, mon tout, ma vie.

Pardonne-moi de ne rien t’avoir dit, mais tu n’aurais rien pu pour moi. J’aurais aimé avoir la force d’être à tes côtés. Je me suis arrangée pour que tout se passe vite. J’ai demandé à Sergio de s’occuper de mes cendres… C’est un gentil garçon. Avec un peu de chance, quand tu liras ces mots, je serai déjà loin.

Ma belle, ne t’en veux pour rien. Nous avons tous une vie à vivre, et tu n’aurais rien pu changer.

Tu dois savoir que tu as été conçue dans l’amour, un soir de pleine lune, sous la plus belle nuit de toute ma vie.

J’ai aimé ton père comme je n’ai jamais aimé un autre homme, et il m’a aimée en retour. 

Intensément. 

Profondément. 

Mais avec ses à-côtés…

Si je ne t’avais pas eue, j’aurais sûrement sombré.

Tu lui ressembles tellement…

Je t’ai aimé pour deux et bien plus encore.

Je t’aime. Maman »

- L’hôpital m'a appelé car ils n'arrivaient pas à te joindre. J'étais tellement en colère contre toi ! Et quand je t'ai vu, l'autre soir, au bar... Te voir… Comme ça ! J’aimerais t’en vouloir, te détester…

Il se tut, comme pour me laisser le temps de consommer mon chagrin. Le lendemain matin, je lui demandais pour sa femme et son fils, alors qu’il ne semblait pas envisager de partir.

- Entre mes voyages et ses migraines, et le petit qui est le portrait craché de son soi-disant cousin... Si le travail m'a éloigné de toi, il ne m'a jamais permis de me rapprocher d'une autre. Je crois que le seul fait d'avoir quelqu'un présent quand je rentre me satisfaisait.


Il était une fois ! Et après ?!

Ha maman... 

Je me souviens de notre dernière conversation. Je ne le savais pas encore, mais c’était la veille de ton départ.

Un jour, je ne serai plus là… Enfin, c'est ce que tu croiras. Mais tant que tu seras, je serai là.


Il m’a fallu du temps, mais aujourd’hui, je comprends.

Elle est là, en moi, dans mon esprit, dans ces manies que je tiens d'elle.

Elle avait tout prévu. 

Comme si elle avait su.

Elle avait écrit à Sergio, organisé chaque détail : son corps, son incinération, et même la remise de ses cendres à Sergio.

Ce soir-là, où il était venu me trouver, Sergio devait reprendre l’avion. 

Cet avion devait l’emmener là où tout a commencé. 

Sur cette plage où j'ai été conçu, à Moloka‘i, une île préservée de l’archipel d’Hawaï.


Finalement, nous y sommes allés ensemble…


Moloka‘i est une île à part. 

Le temps semble suspendu, comme si la nature refusait de se hâter. Les falaises noires se dressent, plongeant dans un océan murmurant des secrets anciens. La jungle dense cache des mystères, et le vent porte des échos d’un autre temps.

Lorsque nous avons laissé s’envoler ce qu’il restait de maman sur le sable, un chant s’est élevé. À travers les palmiers, une mélodie douce et mélancolique portait des mots que je ne comprenais pas, comme s’ils étaient pour elle. Et peut-être aussi un peu pour moi.



Nous sommes restés ainsi un moment, face à la mère.

En fait nous ne sommes jamais parti, retenu par je ne sais quoi.

Des années plus tard, un soir de pleine lune, juste avant que la nuit ne se referme sur moi, bien après que l’océan ait emporté mon Sergio avec lui, je l’ai entendue…

Cette même mélodie, portée par les feuilles.

Sauf que cette fois, je comprenais les paroles.

À la blanche lune, j’ai vu ta peau briller sous ma peau,

J’ai senti ton cœur battre avec le mien.

Kō kāu puʻuwai, koʻu puʻuwai

Ton cœur, mon cœur

Puis je t’ai perdu…

Jeune et fou, je croyais que la vie m’appartenait.

Je te savais mienne et te pensais acquise pour toujours

Mais tu es parti, me laissant seul avec mes regrets.

Kō kāu puʻuwai, koʻu puʻuwai

Ton cœur, mon cœur,

Je t’ai cherché au-delà de l’océan,

Mais lui aussi m’a rejeté,

Me laissant ici avec ma tristesse.

O ‘oe ko‘u ‘ohana, ko‘u aloha, ko‘u pu‘uwai.

Tu es ma famille, mon amour, mon cœur

Alors j’attendrai ici, et tu reviendras.

O ‘oe ko‘u ‘ohana, ko‘u aloha, ko‘u pu‘uwai.

Tu es ma famille, mon amour, mon cœur

Alors j’attendrai ici, et tu seras chez toi.

Alors j’attendrai ici, et tu seras chez toi.

Alors oui, il était une fois un homme, une femme, une bonne tape sur les fesses.


Et après…

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